Valses

[Pierre St-Clair] Bon matin et bienvenue à notre antenne. Pendant que ma chère Yolande se sert un petit café, je commence en solo sur un sujet qui me pèse sur le coeur. Vous devinez sans doute que je veux parler ici encore une fois d’Edna Leclerc et de ses acolytes du Nouveau Parti Libéral. Vous savez aussi qu’il y a deux jours l’histoire de ces jeunes entrepreneurs a failli tourner à la tragédie et que s’ils ont évité la catastrophe c’est uniquement grâce à leur extraordinaire capacité à passer aux actes alors que d’autres, et je dois m’inclure aussi dans ce lot, ne savent qu’utiliser les mots.

Vous serez d’accord avec moi que ces jeunes ont une audace déconcertante. Leurs idées politiques embryonnaires manquent totalement de finition. Leur expérience avec les rouages de la gouvernance et pour ainsi dire nulle. La façon dont ils prêchent pour cette technologie qu’ils comptent utiliser pour les aider est insipide et frise le ridicule. Ces révolutionnaires arrivent de nulle part et pensent pouvoir convaincre une population de leur faire confiance, de leur mettre entre les mains le pouvoir et la direction de ce pays pour lequel il a fallu nous battre pour enfin pouvoir extirper des griffes du lion.

Et pourtant, ils semblent y croire avec toute la force de leur jeunesse. Ces dernières semaines, tout leur est tombé sur la tête, de la mort de leur chef jusqu’aux soupçons qui pesaient lourd sur sa compagne et successeur. Ce qui me bouleverse dans cette fantastique histoire c’est la détermination dont ils ont fait preuve. Vous connaissez ma réputation de coureur de corridors dans notre bon vieux parlement. Vous saurez alors que ce que je vous dit est véridique: je n’en connais pas beaucoup parmi nos politiciens qui auraient su passer à travers ce qu’ils viennent de vivre.

Il fut peut-être un temps où il fallait montrer de la force et du courage pour diriger un pays. J’ai en tête des hommes et des femmes qui ont su faire la différence non pas en jouant des jeux dans les coulisses mais en affrontant en face les problèmes et les gens. Mackenzie King, Louis St-Laurent, René Levesque, Laura Rousillon, voilà des gens auxquels j’aime penser, voilà les gens que je recherche lorsque j’examine mon bulletin de vote. Hélas, ces valeureux ne se présentent que rarement comme candidats. Les vrais chefs, les leaders de notre société ne s’exposent plus de la sorte devant un système qui n’encourage pas les valeurs comme l’intégrité et la compassion. Ce que nous voyons plutôt à cette époque qui est la nôtre ce sont d’ambitieuses marionnettes qui n’arriveront jamais avec leur leadership seul à convaincre et à diriger de l’avant. Ils vont plutôt regarder et suivre le vote populaire, incapables de l’influencer comme l’étaient les fondateurs de notre nation.

Notre démocratie est toutefois bien vivante et si sa santé n’est plus ce qu’elle était, il arrive parfois que des nouveaux agents s’y présentent et proposent de nouvelles façons de tenir le flambeau. Notre pays a besoin de nouvelles idées. Oh, elles ne seront pas toutes bonnes mais il est clair que notre devoir de citoyen est de les écouter jusqu’au bout et de garder notre jugement pour le jour du vote. Il faut en discuter, les évaluer, soupeser la validité de leur approche, valider leurs méthodes.

Sur ces ondes mesdames et messieurs j’ai parlé de ces gens à plusieurs reprises car mon devoir de journaliste, par dessus celui de citoyen, est de vous informer de ce que je vois et entend. Ce que j’ai d’abord vu est un groupe désorganisé qui, à l’instar d’autre partis politiques aux agendas mal définis, trop étroits ou voire même douteux, n’aurait pas avant longtemps la moindre chance d’accéder à ne serait-ce qu’une parcelle du pouvoir. Puis la disparition d’Alexander Blaine est venue brouiller la soupe.

J’ai cherché à pénétré la froideur avec laquelle madame Leclerc faisait face à la réalité et je n’y ai vu, à tort, que complots et manigances alors que j’aurais dû y voir une combinaison de choc et d’espoir de retrouver en vie son compagnon. C’est pourquoi j’insiste pour lancer ce matin mes plus sincères excuses à madame Edna Leclerc et aux membres du NPL. Je tire de cette histoire plusieurs leçons dont la principale est l’exemple de force, courage et détermination que vous avez donné tout au long de cette mésaventure. Je suis certain de vous en sortez grandis, aguerris, encore plus capables de poursuivre vos rêves et aspirations pour l’avenir de notre pays.

Il en va de même pour moi. Cette expérience vient humblement ajouter quelques nouvelles notes à ce concerto qu’à été ma vie. Je suis assez honnête pour reconnaître que j’ai eu tort. Je suis aussi de ceux qui aspirent à devenir meilleurs et qui croient que la meilleure façon d’atteindre ce but est de porter un jugement sur soi-même, de comprendre les leçons qui en découlent et de modifier son comportement en conséquence. C’est sur ce chemin que je circule présentement et je vous ouvre mon âme en affirmant que j’espère moi aussi devenir un jour un exemple pour quelqu’un, un modèle sur lequel d’autres, peut-être plus jeunes ou n’ayant pas vécu ce que j’ai vécu, voudront se calquer.

[pause]

J’ai bien réfléchi avant de venir vous parler ce matin, j’ai muri cette décision longuement, seul mais aussi en tenant compte de l’opinion des amis et collègues qui m’entourent.

[pause, suivi d’un long soupir]

La conclusion que je tire de cette introspection est incontournable. La nouvelle route que je m’apprête à prendre est à sens unique. Après vingt-trois ans de journalisme sous plusieurs formes, des années qui ont culminé ici à cette antenne, c’est avec tristesse mais aussi un grand espoir face à ce qui se présente devant moi, que je vous annonce que je quitterai mon poste très prochainement, quelques semaines tout au plus. Aujourd’hui, je me sens fort et invulnérable et je compte bien utiliser mes nouvelles armes à bon escient pour vous tous, à votre service, citoyennes et citoyens de notre pays.

[pause]

Au retour de la pause, les actualités.

************

L’ambiance au Café Frontenac était parfaite pour ce genre de soirée. Bien éclairé en son centre et à la fois intime de par sa forme irrégulière pleine de coins sombres et isolés du bruit, le bistro avait su se créer une clientèle diverse ayant pour toute chose en commun le gout de la discussion autant que celui du bon vin. Un feu de bois qui pendant des heures avait lancé dans la pièce sa lumière effervescente était maintenant mourant. Il semblait regarder avec regret les clients sortir en petits groupes, regrettant leurs écharpes qui les auraient parés contre les derniers froids du printemps. Sur le trottoir, les mains se serraient, les lèvres touchaient les joues, on se disait bonne nuit en souhaitant que la vie nous apporte encore des moments comme ceux-ci.

À l’intérieur, le barman essuyait les ronds des tables et vaquait à ses autres occupations en ne tenant pas compte du dernier groupe qui venait tout juste d’ouvrir une bouteille de Médoc et se la passait solennellement pour une dernière ronde de toasts. Il savait qui ils étaient car à moins d’être un complet ermite, tout le monde dans cette ville les aurait reconnus en un instant. Il ramassa quelques verres et retourna derrière le bar pour leur donner quelques moments de plus. La vapeur du lave-vaisselle embruma ses lunettes lorsqu’il l’ouvrit et entreprit d’essuyer patiemment ses verres, assis pour la première fois depuis le début de la soirée. Il sourit lorsque du coin de l’oeil il vit son client se lever et porter son verre à son front. De voir cet homme à la barbe forte et au teint assombri par le soleil du désert se permettre un instant d’ébriété lui souffla une confiance instantanée inspirée par son ouverture d’esprit. Voilà quelqu’un qui sait se faire respecter, pensa-t-il alors que l’autre prenait la parole, empreinte d’un accent chantant.

« Mes amis, mes amis… notre soirée s’achève mais voilà que j’ai quelques paroles pour vous. Soyez sans crainte, elles ne sortent par ce soir du très saint Kuran. »

Les quelques rires timides ne vinrent pas gâcher la grâce du moment.

« Il est important pour moi ce soir de lever mon verre avec vous car en cet instant vous n’êtes pas mes amis, vous êtes ma famille. En tant que membre de cette famille, il est important de me joindre à vous. »

« Je propose d’abord un toast à celui qui n’est plus avec nous, celui dont l’absence me perce le coeur et m’arrache les entrailles. Alexander, mon frère, tu as planté en moi comme en nous tous une graine qui a depuis germé et s’apprête à lancer ses racines dans le sol de ce pays. Ton âme brille encore près de nous, ton travail se poursuivra car j’ai confiance que tu continueras à nous montrer le chemin comme tu l’as toujours fait. Je souhaite que notre courage soit à ta mesure et que nos enfants trouveront en toi autant d’inspiration que celle que tu nous as soufflé. »

Les têtes hochèrent, des bruits de reniflements précédèrent ceux de petits sanglots étouffés. Une dame sortit un mouchoir et s’essuya le visage. L’Arabe poursuivit.

« Je lève aussi mon verre à toi, Edna, celle qui parmi nous a le plus souffert de cette terrible tragédie. Sache que tes amis sont là, aujourd’hui pour t’aider dans ta peine, demain pour te suivre et te conseiller. Il faudra plus d’une personne pour poursuivre les rêves ambitieux d’Alex, nous tous et bien d’autres à suivre, mais c’est vers toi que nous nous tournons afin de nous guider ici sur terre. Je bois donc à ta santé et à une longue vie pleine. »

« Santé! », répétèrent les autres en choeur. Les lèvres se mouillèrent.

« Je pense aussi beaucoup à mon ami Dannie qui n’a pas reculé devant le danger et a même risqué sa vie pour nous. On ne rencontre pas souvent de valeureux compagnons comme toi, Dannie, tu as toute notre admiration. À la tienne. »

L’homme salua et répondit aux honneurs qu’on lui faisait.

« Si seulement j’avais pu ligoter Spidla un peu mieux… »

« Oh mais le coup du filet de pompiers pour attraper Jeanne en valait dix comme lui, » lança un autre et tout le monde applaudit en riant.

Le barbu poursuivit.

« Mais tout n’est pas toujours aussi sérieux. Mon prochain toast va à Jeff. De un pour ses capacités de déduction car il ne faut pas l’oublier, il a été le premier à démasquer Dr. Evil. Mais aussi pour sa confiance quasi aveugle en moi car si je suis presque certain qu’il ne s’en souvient pas, je me rappelle très bien la dernière fois où nous avons bu ensemble. Enfin, Jeff buvait et moi je le regardais, je n’ai pas toujours été aussi permissif avec moi-même. »

Il leva son verre et but une autre gorgée sous les applaudissement de ses camarades. Quelqu’un demanda la suite de l’histoire.

« Ce soir là, Jeff et moi avions décidé de me trouver la compagne idéale sur un site Web de rencontres. Je n’y avais jamais mis les pieds et n’étais pas trop anxieux de le faire mais on connait tous l’insistance ne notre ami, quand il veut quelque chose, n’est-ce pas? »

« L’apanage des grands hommes! » cria pour sa défense celui qui devait être Jeff.

« Après quelques bières et une demie bouteille de Scotch, mon ami ici n’avait plus beaucoup d’inspiration mais entre nous, je pense qu’il n’était plus capable de lire l’écran, son grand écran géant en plus. Je lui ai alors demandé juste pour rire s’il pouvait me créer un nouvel alias pour mon courriel. Je trouvais mon ancienne adresse, ahmedmohammedaitkhader@npl.org, un peu longue. C’est vrai, elle n’entrait même pas sur ma carte d’affaire! Alors Jeff s’est tourné vers sa console et s’est repris par trois fois pour taper son mot de passe. Vous savez que d’habitude, il est impossible à suivre sur un clavier mais ce soir-là, j’ai tout vu. J’en ai profité plus tard pour m’installer un petit programme. »

Des ohs et des ahs d’admiration se répétèrent en boucle. Le présumé Jeff se leva en pointant l’autre du doigt.

« Ah c’est comme ça mon torieux! Attends que je rende ça! », cracha-t-il en riant. Les autres firent de même.

Le reste des toasts de fit dans la bonne humeur. Le barman posa son dernier verre avec regret. C’était toujours difficile de fermer son établissement avec un pareil groupe. Il s’avança en leur direction, résigné à livrer son message trouble-fête, puis s’arrêta net. Il fit demi-tour et revint avec une brassée de bois. Avec un tisonnier noirci et tordu par les années, il raviva le feu, alla verrouiller la porte et fermer les stores. Il tamisa un peu plus les lumières puis s’approchant du groupe qui finissait sa dernière bouteille, se tira une chaise.

« Vous permettez que je me joigne à vous? C’est ma tournée. »

On l’accueillit comme il se devait.

— FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE —

Publié dans Heuristique. 2 Comments »

2 Réponses to “Valses”

  1. missBlue Says:

    fin de la première partie…
    Mettons qu’avec ce billet, toutes les cartes sont de nouveau à jouer!

    Bravo Burt!

  2. leburt Says:

    Merci MissB, je pense qu’il y a encore des surprises à venir…


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