Abîme

Après que Jeanne Ruger eut fini sa présentation, elle quitta l’assemblée et les autres restèrent pour la suite.

« Alors, qu’en dites-vous, demanda Ahmed, vous avez compris quelque chose à son jargon? »

« J’ai suivi, pour la plupart, dit Yanlee, je me demande juste comme cette fine technologie peut s’appliquer dans un programme comme le nôtre d’une part, et de deux je ne vois pas comment on peut se faire élire avec l’ombre d’une machine à penser qui plane au dessus de nos têtes. Ça fait un peu science-fiction, vous ne trouvez pas? Comme une histoire d’intelligence artificielle qui prend le contrôle d’un pays. Si moi j’ai ce réflexe, on peut facilement penser qu’une bonne partie des citoyens va l’avoir aussi. Je ne suis pas emballé par le produit de madame Ruger. »

« Pour ma part je suis tenté d’aller voir plus loin, lança Jeff. Pendant la présentation, j’ai fouillé l’Internet sur mon portable pour en savoir un peu plus sur ce fameux heuristique de gouvernance. Il ne semble pas que ça soit encore sortie de l’académie mais les papiers de recherche publiés par le Dr. Ruger et ses associés sont nombreux et assez bien reçus. Elle maîtrise son art la dame aux cheveux bleus, il n’y a pas de doute. »

« Bon, conclut Edna, on ne ferme pas la porte pour l’instant. Jeff, peux-tu faire plus ample connaissance avec notre docteur tout droit sorti d’un manga? J’aimerais que tu me fasses un rapport sur la personne, son travail, ses associés et, si tu peux, les raisons de son retour au pays au moment même où nous lançon notre parti. Je trouve la coïncidence un peu forte à mon goût. »

Dannie ne put se retenir.

« Jeff va se faire un plaisir de mieux la connaître pas vrai mon Jeff? Jusqu’où ira-t-il mesdames et messieurs, les paris sont ouverts! »

« Ta gueule, crétin. »

Dannie s’enfonça dans son fauteuil, un sourire mesquin sur les lèvres et tourna la tête vers Edna.

« Alors, est-ce qu’on va finir par aborder la question de Pierre St-Clair parce qu’elle me brûle celle-là. »

« Pierre St-Clair, poursuivit Edna, ne nous a pas raté ce matin. Audrey, Yanlee et moi venons tout juste de passer une entrevue téléphonique avec Canal 1. Si on résume son attaque, il soutient ses points précédents malgré que nous avons tout nié de long en large en apportant à la table ce qu’il qualifie de ‘documents incriminants’. Il s’agit d’une bande vidéo sur laquelle on voit Alex sur le siège du passager d’une voiture en train de sortir du garage d’où il est disparu. Comment il a mis la main sur la bande, je l’ignore car la police avait cette bande et me l’ont montrée lorsqu’ils sont venus me rencontrer le jour suivant la disparition. Si les détectives ont conclu que ce n’était pas moi sur la bande, St-Clair par contre affirme que oui, ou du moins que la possibilité existe. »

« Donc il essaie encore de nous salir c’est ça? Ça lui fait de la bonne publicité de brasser un peu de merde dans notre direction. »

Ahmed remua sur son siège.

« Vous l’avez tous entendu dire ce matin qu’il est découragé de la relève politique et que si rien ne se passe, il devra lui-même se présenter aux élections prochaines. Je parierais ma voiture que c’est ce qu’il va faire et que toute cette manigance est une stratégie pour accéder à un poste le plus rapidement possible. »

« Quoi qu’il en soit, l’effet est le même et c’est nous qui en souffrons. De nouveaux sondages sont dus dans dix jours, nous allons avoir le fin mot à ce moment. Yanlee, tu voulais ajouter quelque chose? »

« Je ne veux pas sembler alarmiste mais tous mes indicateurs insistent pour dire que nous sommes en ce moment en train de nous planter royalement. Les médias sont sceptiques et les sondages stagnent, notre campagne virale sur l’internet ne produit pas les résultats escomptés bref, nous battons de l’aile. Si seulement la police arrivait à boucler l’enquête nous aurions peut-être un peu de répit mais St-Clair ne fait que brouiller notre eau et cela ne semble même pas le faire souffler. Audrey et moi essayons du mieux que nous pouvons pour redonner une image positive à notre rêve et au NPL mais nous commençons à manquer d’idées. C’est un moment critique, nous avons besoin de vos suggestions. »

L’assemblée resta muette et on entendit le balancier de la pendule égrainer les billes du temps. C’est Dannie qui brisa le silence.

« Eh bien c’est réconfortant ton petit speech Yanlee. Merci beaucoup. Edna, tu ne rajoutes rien là-dessus? »

« Je… »

« Je… je suis muette devant tant d’optimisme, continua Dannie sur un crescendo de sarcasme. Mais je suppose que tu n’es pas encore très avancée dans l’écriture de ton discours des élections, tu ne passes pas encore le premier mot. Je… Tu sais quoi Edna, je pense que c’est fini ici pour moi le NPL, c’est sur ce je… que je tire ma révérence. »

« Attends Dannie… »

« Merci Ahmed d’essayer de me retenir, tu as toujours été le seul. »

Dannie se leva de son siège et regarda autour de la salle. Son visage trahissait un mépris complet lorsqu’il se figea sur celui d’Edna.

« Edna, je vais te dire ce que tout le monde ici pense mais n’osera jamais prononcer. Tu n’a pas ce qu’il faut pour ce travail. Ni Jeff ni moi d’ailleurs, mais nous ne faisons pas semblant de savoir diriger un parti. Alex comprenait ce jeu, il l’avait lui-même créé et savait nous murmurer ce que l’on voulait entendre, ce que ça prenait pour nous remplir d’énergie et du courage de faire face au monde. Tu n’es pas Alex, Edna, Alex est mort… »

« Il n’est pas mort! », hurla Edna soudainement debout, son visage déformé par une brûlante furie. Elle fit un pas, les dents serrées.

« Tu as vu la bande, il est vivant et je ne veux plus avoir à le répéter tu m’entends? » Elle parlait la bouche fermée et crachait toute la haine de ce moment vers celui qu’elle venait d’apprendre à détester. Elle fit un autre pas.

« Fout le camp salaud, disparaît! »

« Edna!, s’exclama Ahmed. »

Pendant un instant, une ombre de regret parcourut les traits de Dannie et tous purent voir, l’espace d’un si court instant, son désarroi. Mais la seconde d’après, il s’étaient durcis et apparaissaient comme sur les visages des personnes aigries par la dureté de la vie. Dannie soutint le regard d’Edna, à quelques centimètres du sien, expira fortement des narines dans un souffle de mépris et tourna les talons. Trois secondes plus tard, il était sorti.

Ahmed entendit les pas de Dannie sur le balcon pendant qu’il regardait Edna. Il se précipita vers la sortie à la poursuite de son ami.

Après une minute d’un lourd silence comme ceux qui suivent les moments d’embarras et d’humiliation, Jeff proposa de remettre le meeting au lendemain. Il attendit un réponse qui ne vint pas et sortit à son tour en ramassant son paletot au passage. Une fois dans la rue, il aperçut Ahmed et Dannie qui discutaient près de la voiture de ce dernier. Il s’avança vers eux.

« C’est elle qui est allée trop loin Ahmed! Elle est folle, comment se fait-il qu’il n’y ait que moi qui soit capable de le voir? »

« Dannie écoute-moi! Tu sais dans quel état elle est, ce que nous avons besoin en ce moment c’est de se resserrer, pas de se diviser. Il n’y a rien à tirer de ces confrontations publiques. Je vais aller voir Edna et lui parler mais entretemps, je ne veux pas que tu partes car j’ai encore besoin de toi mon frère. »

Le ton de Dannie se radoucit un peu.

« Je n’aime pas que tu m’appelles mon frère. »

« Soit, mais fais-moi confiance, nous allons passer à travers cette crise. »

« Tu as un service à me demander? »

« Dannie, fit Ahmed en laissant une place à Jeff qui se joignait à eux, tu te souviens il y a quelques semaines, nous avons parlé d’un individu qui nous suivait et que plusieurs dans le groupe ont aperçu? Eh bien ne te retourne pas mais il est dans une voiture à trois cent mètres de l’autre côté de la rue, un coupé Mazda blanc. Il m’a suivi jusqu’ici et le pauvre type est collé là depuis. Dannie, je veux que tu le suives à ton tour, trouve qui il est et pour qui il travaille. Tu peux faire ça pour moi mon ami? »

« Je…, hésita Dannie, ok, oui, je peux bien faire ça pour toi. »

« Parfait, maintenant on va faire une petite mise en scène pour le bénéfice de notre fan numéro un. Dannie, tu vas me pousser assez fort pour que je tombe par terre, tu vas entrer dans ton auto et tu vas partir le plus vite que tu peux. Je veux que le type pense que tu vas vraiment nous quitter, compris. Notre prochaine rencontre devra se faire en secret jusqu’à ce qu’on sache à qui on a affaire et que nous l’aurons démasqué. »

« Tu veux que je te pousse, tout de suite? »

Ahmed éleva la voix.

« Si c’est comme ça, prends le large! On n’avait pas besoin de toi de toute façon. »

Dannie frappa Ahmed sur le front d’un coup de la paume de sa main. La brutalité du coup surpris Jeff qui recula d’un pas. Ahmed en fit autant sous la force de l’impact, ses talon s’appuyèrent contre la bordure du trottoir tandis que son bassin, encore emporté par le momentum de la poussée, alla s’écraser sur le béton. Ahmed poussa un cri de douleur. Dannie regarda son ami se lamenter, un pli soucieux sur le front mais lorsqu’Ahmed lui fit un clin d’oeil, il vira et pénétra dans sa voiture avant de faire démarrer le moteur. Le crissement des pneus attira l’attention des passants qui secouèrent la tête devant un autre conducteur fou dans une banlieue pleine d’enfants.

Jeff aida Ahmed à se relever.

« Je vais bien Jeff. J’ai aussi besoin de toi Jeff, il faudra que tu fasses ce qu’Edna t’a demandé tout à l’heure. »

« Ne t’en fais pas Ahmed, je n’avais pas l’intention de faire le contraire. Je suis bien trop curieux de voir ça. »

« Je te connais assez bien Jeff Richard, » dit Ahmed avec un sourire. Il faut cependant aller un peu plus loin. Creuse profond mon ami, il faut tout savoir sur Jeanne Ruger et son heuristique car mon instinct me dit que cette pièce va être un élément important de notre avenir, n’es-tu pas d’accord? »

Jeff réserva son jugement sur la question pour plus tard. Il prit Ahmed sous le bras et l’aida à rentrer dans l’appartement d’Edna.

La voiture blanche n’avait pas bougé.