Mises au point

L’appartement d’Ahmed avait fait rougir d’envie plus d’une personne qui y avait mis les pieds. En marge des quartiers branchés, le vaste loft au dernier étage d’une tour à bureaux du siècle dernier donnait en partie sur la montagne, en partie sur la rivière qui scindait la ville en ses parties nord et sud. Il se l’était procuré alors que les prix pour de telles vues se mettaient à grimper et, même si au départ la quantité de travail pour le remettre en état faisait peur, s’y était installé un peu moins d’un an après. Il était assez fier du travail que son frère et lui avaient accompli pour le restaurer et remerciait Allah quotidiennement de lui avoir permis de s’installer plus près du paradis.

En fin d’après-midi, alors qu’il cassait la croûte, son téléphone lui annonça la visite imminente de Dannie. Il fit du café et attendit que le timbre de l’intercom émette sa plainte agressive. Dannie émergea de l’ascenseur quelques minutes plus tard, son visage trahissait l’intensité de ce qu’il venait raconter à son ami. Ahmed lui apporta une tasse et tous deux s’installèrent à la table de la cuisine, devant la montagne et le soleil couchant.

« J’ai suivi le type, » commença Dannie sans préambule. « Toute une chasse, tu aurais dû être là! Et toute une découverte mon ami, tu ne croiras pas ce que je vais te dire. »

Ahmed tira une gorgée de sa tasse et attendit la suite. Il fallait toujours s’attendre à un peu de drame avec les histoires de pêche de Dannie.

« Nous sommes partis d’ici et je l’ai suivi sur l’autoroute jusqu’au centre-ville. Sa voiture est entrée dans un banc de brouillard et je me suis dit qu’il m’avait repéré et qu’il essayait de me perdre. Me perdre dans la brume, hé hé. Je me suis vite aperçu qu’il était en fait sorti de sa voiture et entré dans un édifice. Je l’ai suivi sur les étages et suis tombé sur le pot aux roses. Ahmed, le type en question est entré dans les studios de CQFD-FM. C’est la station de St-Clair! »

Était-ce le café de l’après-midi qui commençait à faire effet? L’esprit d’Ahmed s’ouvrit aux possibilités que cette découverte ouvrait. Il se redressa sur sa chaise.

« Tu as des preuves? »

« Tout ce que j’ai c’est ce cliché de lui où on le voit en face de l’édifice en question. » Dannie sortit son téléphone et montra l’image qu’il avait saisie.

« Tu l’as vu entrer dans le studio? »

« Non, mais je ne vois pas où il aurait pu aller ailleurs dans l’édifice. Il y avait des banques, des bureaux d’avocats, ce genre de choses. »

« Retournes-y dès que possible et fais-moi la liste de tous les tenants de l’édifice. On essaiera de voir s’il y a un d’autres rapports entre ce type et nous. Que s’est-il passé ensuite? »

« Ah, le meilleur. Je suis retourné à ma voiture et j’ai attendu qu’il redescende. Après environ quarante-cinq minutes, je l’ai vu regagner son véhicule, une enveloppe à la main. Je suis donc reparti après lui. Ahmed, je sais où il habite! »

« Excellent travail Dannie! » Ahmed s’avança sur les coudes et dit à voix basse: « Que dirais-tu d’aller lui rendre une petite visite cette nuit, disons vers deux heures du matin. J’aimerais bien que notre nouvel ami sache qu’on le connaît maintenant. »

« Avec plaisir, » lança Dannie d’un air prêt à bondir. « Oh, en passant, j’ai noté son numéro de plaque sur ce papier, je te le laisse, tu es mieux connecté que moi pour ce genre de choses. Et aussi, peux-tu dire à Edna que je suis désolé? »

 

Ahmed acquiesça. Dannie finit son café et quitta à la brunante, anxieux de repartir sur sa mission.

« St-Clair, » se dit Ahmed tout haut quand il fut parti, en faisant virer le bout de papier entre ses doigts, « les jeux seraient-ils enfin commencés? »

Il prit le téléphone mais n’arriva pas à rejoindre Edna. Il se dit qu’il essaierait plus tard.

*********

Lorsque les effets du café se firent plus subtils, Ahmed se frotta les yeux et songea à plier bagage pour la soirée. Depuis le départ d’Alexander, sa charge de travail avait augmenté drastiquement et il se trouva chanceux de vivre seul sans autres obligations. Il prenait une place de plus en plus importance au sein du parti et ce, sur plusieurs niveaux. Le premier, celui qui occupait la majorité de ses heures éveillées, consistait à piloter des coulisses les efforts du groupe. Edna monterait sur scène alors que lui resterait toujours derrière, gardant un oeil froid sur les réactions des médias et du public face aux initiatives lancées par le NPL. Mais il y avait aussi le travail qui occupait ses nuits. Ahmed était devenu l’émollient naturel du groupe, celui qui permettait à l’huile et l’eau de se mélanger. Edna, l’huile. Jeff, l’eau. Yanlee, l’huile. Dannie, l’eau. La petite équipe qu’avaient constituée Alex et lui était fondée sur des bases de compétences et non de compatibilité. Ils payaient tous aujourd’hui le prix d’une telle erreur d’encadrement. Il lui fallait constamment penser à catalyser le groupe et faire en sorte qu’il agisse avec cohésion en attendant qu’Edna reprenne le dessus sur ses états d’âme. Si elle en était capable.

Un carillon retentit et Ahmed se prépara pour l’Isha, la prière de la nuit. Il jeta un oeil sur son écran avant de l’éteindre et vit qu’Edna s’était connectée au réseau. Il remit la prière à plus tard et envoya un message instantané à sa collègue.

Ah: Encore debout?

EdnaL: Pas facile de dormir ces jours-ci.

Ah: On sort prendre une marche? C’est important.

[pause]

EdnaL: Je te rejoins chez toi dans 15 min

Ahmed mis l’ordinateur en veille et enfila une tunique et des sandales plus confortables pour la marche. Edna fit tinter la sonnerie de l’intercom peu de temps après et ils sortirent seuls sous les lampadaires. Pendant les premiers cent pas, Ahmed lui fit la morale qu’il devait être capable de la rejoindre en tout temps et Edna s’excusa sans donner de raison.

« J’ai discuté avec Dannie à deux reprises aujourd’hui. D’abord, il dit qu’il est désolé pour l’incident de cet après-midi. »

Edna leva les yeux dans un geste d’impatience.

« J’accepte ses excuses. Quand elles seront livrées en personne. »

« Bientôt sans doute. Après qu’il ait quitté, je lui ai demandé de filer le type qui a été aperçu par Audrey, toi et moi et qui semble nous suivre depuis un moment. »

« Et? »

« On sait pour qui il travaille. »

« Attends, n’en dis pas plus… Pierre St-Clair. »

Ahmed salua l’intuition d’Edna.

« C’est ce qu’on croit pour le moment. On va tenter d’en savoir plus, j’ai envoyé Dannie chercher plus de détails. »

« Je le savais! Cet homme est complètement tordu. Et si on le confrontait, demain matin en ondes, tu crois qu’il nous laisserait parler à son émission? »

« Je te conseille plus de patience Edna, attendons d’en savoir un peu plus sur son compte. D’ailleurs, il faudrait aussi mettre Yanlee au courant. »

« Je te donne deux jours, Ahmed, mais si tu n’as rien de plus d’ici là, je passe à l’attaque. »

« Ok, C’est compris. » Il fit une pause, respira l’air de la nuit, en écouta les sons au rythme de leurs pas. « J’ai une autre bonne nouvelle, quoique je devrais peut-être attendre avant de conclure qu’elle est bonne. J’ai su aujourd’hui que nous avions le support des membres du Mouvement Gentile. Tu les connais? »

« Vaguement entendu parler, mais je ne savais pas qu’ils avaient une présence dans ce pays. »

« C’est pareil, si la nouvelle ne venait pas d’un de mes anciens compères de travail en qui j’ai la plus grande confiance, je n’aurais probablement porté aucune attention à la nouvelle. J’ai toutefois fait mes recherches pour voir au moins qui ils sont et qu’est-ce qu’ils représentent. Je dois avouer que c’est assez fascinant comme histoire. Tu veux l’entendre? »

« La nuit est jeune… »

« Le Mouvement est né en Europe il y a environ une trentaine d’années. D’allure sectaire, leurs débuts ont été assez difficiles et le recrutement dans leurs rangs plutôt lent. Puis l’Internet leur est tombé dans les mains, comme dans les nôtres, et leur doctrine s’est répandue à travers le monde. Leur idée de base est assez simple: ils postulent que l’espèce humaine est divisée en deux sous-espèces génétiquement compatibles mais fondamentalement différentes. D’une part, il y a les Gentiles et de l’autre, les Hostiles. »

« Beau roman de science-fiction. »

« J’ai utilisé le verbe postuler car dès le départ, il ne s’agissait que d’une hypothèse comme celles qu’on pose lorsqu’on cherche à expliquer scientifiquement une observation. Selon eux, on observe chez les humains des individus au caractère agressif, jaloux et possessif, alors que d’autres montrent un caractère gentil, généreux et amical. Ils ont donc cherché à recruter d’abord des membres pour les financer, et ensuite d’autres pour les aider à prouver leurs hypothèses. »

« Il n’y a rien comme une bonne dose de pseudo-science bien convaincante pour recruter les masses. »

« Parlée comme une vraie politicienne. Sauf que dans leur cas, leur science a été soumise à l’évaluation indépendante des pairs et a servi de fondation pour bien des chercheurs en sociologie, sociobiologie et psychologie évolutionniste. Leurs travaux ont été employés par tellement de scientifiques renommés et non-affiliés à leur mouvement qu’ils sont devenus indélogeables. La conclusion de l’histoire est que le Mouvement Gentile a réussi à prouver scientifiquement et de façon non biaisée que leur postulat était vrai. Lorsqu’ils ont réalisé cela, le recrutement est soudainement devenu très facile pour eux et ils sont allés chercher de gros noms, des gens riches, des gens intelligents. On dit que leur nombre double à tous les ans depuis une dizaine d’années. Ils auraient franchi le cap du million de membres cette année alors tu peux voir l’importance qu’ils sont en train de prendre. »

« Et tu y crois à leur théories? Serais-tu un Gentile? »

« Je ne suis pas certain des critères mais une chose est sure: ils aiment le NPL. »

« Intéressant… tu pourrais essayer d’en savoir plus? »

Ahmed sourit. « J’attendais que tu me le demandes. »

Ils firent demi-tour, un vent s’était levé et menaçait de les geler sur place.

« Tu veux parler du Dr. Ruger, » demanda Ahmed en remontant le col de sa tunique.
« Pas avant que Jeff ne m’ait fait son rapport, mais je dois quand même dire que malgré ses airs d’épouvantail, elle m’a laissé une impression plutôt positive. »

« Mes mots justement. Je vais commencer à scruter son passé d’un peu plus près, comme ça si on décide de l’inviter à joindre l’équipe, nous n’aurons pas de mauvaises surprises. »

« Bonne idée, » répondit Edna en saisissant le bras de son ami. « Ahmed, t’ai-je déjà dit que je suis bien contente que tu sois dans l’équipe. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi. »

Ahmed lui tapota doucement la main sans répondre. Elle lui disait à tous les jours depuis quelque temps.

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3 Réponses to “Mises au point”

  1. MissBlue Says:

    Sans rapport avec ce nouveau chapitre, mais j’ai eu des problèmes prof avec mon blog et me voici ici maintenant.

    Encore de ce roman 😉

    Julie

  2. leburt Says:

    Problèmes professionnels? Comment ça? T’as pas perdu ton emploi j’espère?
    Ça s’en vient, j’y travaille… 😉

  3. MissB Says:

    Je n’ai pas perdu mon emploi mais c’est ce que la personne qui a imprimé mon blog pour le donner à mon superviseur tentait de faire, I guess…

    Sauf que là il risque une méchante tache à mon dossier qui va réduire la probabilité de promotion pour qques années.

    Merci 🙂


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